–Qu’est-ce que je vous sers ma ptite dame ? J’ai de la joue de bœuf ce matin, ou bien du travers de porc. Fait beau, top pour un barbecue !
-Non je voudrais du lapin, un beau lapin, un bon gros lapin, un bon beau et gros lapin.
-Ah ça, j’vais pas avoir, c’est comme si vous demandiez au croquemort un cercueil à 2 places, ça se vend jamais. Je peux vous proposer un poulet de Bresse aux pattes bleues à la place.
-Ils ont la crête rouge ces poulets aux pattes bleues ?
-Bien sûr ! Un poulet typiquement français, bleu pour les pattes, blanc pour le plumage et rouge pour la crête ! C’est pour ça qu’on l’aime !
-Bon d’accord !
-Je vous le découpe en morceaux où je vous le laisse entier ?
-Entier, ça ira.
« Une suite de séquences, ça ne fait pas un roman ! Dramaturgie et style, voilà des valeurs sûres pour un roman ! »
L’auteur entendait déjà les critiques fuser. Ne pouvait-il adopter une forme libre et romanesque justement, sous prétexte d’un académisme trop conventionnel ? Les seuls critères qu’il jugeait valables, étaient que le lecteur continuât de tourner les pages jusqu’à la fin et en retirât quelque chose de nourrissant pour lui.
Quelle architecture, quelle cohérence dans tout ça ? La vie d’un homme est-elle sous l’emprise de la cohérence ou bien de la vie ? L’homme espérait qu’après l’avoir enfanté, son ouvrage croîtrait dans les mains de ses lecteurs, qu’il y prendrait vie, qu’ils en retireraient quelque chose de fécond, qu’il poursuivrait sa route en dehors de lui.
Ecrire avec un plan pré établi semblait à l’auteur une hérésie. Dans la vraie vie les plans les mieux préparés échappent à leurs concepteurs lorsque tel aléa, impromptu, ou évènement viennent en perturber le déroulé si parfaitement calibré. La vie collectionne les ratés, contretemps, inattendus, surprises, hasards heureux ou malheureux. Et tant mieux ! L’auteur voyait cette absence d’organisation apparente, comme un antidote contre l’ennui, un contrepoison à l’entropie nulle des systèmes. Aucun intérêt, selon lui, d’écrire ce qu’il n’aurait pas à découvrir, ce qu’il savait déjà par avance. Il cherchait ses mots pour en trouver d’autres qui l’amèneraient à exposer ce qui était enfoui, à dévoiler ce qui était caché, à connaitre ce qu’il ignorait, avant de poser sur la feuille blanche des symboles d’avec lesquels une multitude de gens pourrait s’accorder, une quantité de vies d’hommes s’y reconnaitre.
La vie d’un homme, ce fil rouge menaçait de rompre à chaque instant en ne suivant qu’une forme imposée, car ne pouvant rendre compte de toutes les situations, dans le respect de toutes les personnes ayant existé, de toutes les réalités vécues depuis la nuit des temps.
Son propre moi d’auteur se trouvait par conséquent confronté à ce vertigineux abîme, n’accueillir qu’une infinitésimale part de vérité parmi tant d’autres.
-Et avec ça, ma ptite dame ?
-Ce sera tout.