Dusautoir tenait en main un certificat d’identité provisoire émis au nom de David Bensaïd. Y était accrochée par un trombone, une carte d’identité française datée du 04 avril 1943, au nom de David Bensard. Ces pièces avaient été prélevés dans le Mein Kampf de la bibliothèque du défunt lors de la perquisition impromptue du commissaire Filippi à son domicile.
Dans les années 1940, le fonctionnaire d’état civil en charge de la délivrance des cartes d’identité remplissait alors la case « Nom », de son écriture manuscrite. Puis il apposait un tampon encré officiel, à cheval sur la carte et la photo. Il était alors relativement aisé pour un faussaire de changer par la suite le « ï » de Bensaïd en « r » de Bensard, et de redessiner la partie manquante du tampon sur la nouvelle photo. Ce qui aurait pu être le cas ici. Le labo de la police confirmerait.
Le patronyme Bensaïd avait une consonance « beaucoup trop juive », alors que Bensard faisait penser à Mansard, évoquant plutôt un nom d’origine française.
L’homme sur la photo représentait un jeune David Bensard que Dusautoir identifia comme le mort de la rue Caulaincourt. Où cela le menait-il ? Factuellement, à une usurpation d’identité. Que voulait cacher le contrefacteur ? Dusautoir avait sa petite idée là-dessus, en l’occurrence, la même que celle de son supérieur hiérarchique qui attendait de son inspecteur les éléments qui lui manquaient pour valider ses intuitions.
Selon les témoignages de survivants recueillis après plusieurs échanges téléphoniques avec le directeur des Archives de Yad Vashem puis avec le directeur de la Salle des Noms, Dusautoir apprit que David Bensaïd épuisé, avait été sauvagement massacré par un soldat nazi du nom de Karl Müller, lors de la marche de la mort du 20 au 21 avril 1945.
Elle avait été organisée pour fuir l’avancée des alliés, proches du camp de concentration de Sachsenhausen à Oranienburg au nord de Berlin, où David Bensaïd avait été incarcéré entre 1943 et 1945. Le militaire avait dû, par un moyen ou un autre, prémédité ou non, se procurer les papiers de l’époque de David Bensaïd et les falsifier à son profit, en crainte de représailles, une fois la guerre terminée. La ressemblance physique des 2 hommes, que Dusautoir avait pu vérifier grâce aux documents transmis par le mémorial de la Shoah à Paris, constituait un puissant mobile potentiel. Vécue comme une menace de la part du SS-Sturmscharführer[4] Karl Müller, déclaré arryen mais quasi jumeau d’un juif de son âge, celui-ci chercha à faire périr le malheureux David Bensaïd.
Recrue zélée de 26 ans, le SS-Sturmscharführer Karl Müller[5] avait donc été affecté de la fin de 1942 au début de 1945 à la division SS Totenkopf (« tête de mort ») dans le camp de concentration nazi de Sachsenhausen.
Des Karl Müller dans l’Allemagne nazie des années 1940, il y en avait à la pelle.
En tant qu’ancien sous-officier de la Waffen SS, celui-ci ne fut jamais inquiété pour ses activités criminelles durant son service au camp de Sachsenhausen où pourtant, il aida encouragea et prit part, « sciemment et volontairement », selon des témoignages de survivants, aux meurtres de 3518 détenus juifs, d’opposants politiques, et d’homosexuels.
Les victimes recensées, harcelées par les gardiens du camp et leur commandement, mourraient principalement d’épuisement dû au travail forcé et aux cruelles conditions de détention organisées par les nazis. Les déportés à bout de forces, ralentissaient les travaux. La haine et la férocité des gardiens s’exerçaient à leur encontre. Dès lors, ils étaient fusillés sur place.
A la fin de la seconde guerre mondiale, Karl Müller capturé par les alliés, fut transféré dans un camp de prisonniers en France, à Thorée-les-Pins dans la Sarthe.
Certains prisonniers allemands travaillaient chez des fermiers, ou à l’extérieur du camp. Karl Müller en faisait partie et collabora également à l’effort de reconstruction, finissant par s’attirer une forme de respect de la population locale.
Durant cette année et demi d’emprisonnement, il perfectionna son parler français tout en conservant un accent germanique qui s’estompa au fil du temps.
Il fut rendu à la vie civile en recevant son certificat de libération le 21.12.1946.
Il continua alors sa vie en France à Amiens et devint successivement paysan, puis serrurier. Il rencontre en 1948 Marguerite Chevrier, qu’il épouse civilement. Elle prend alors le nom de Marguerite Bensard. Elle mourra d’un cancer trente années plus tard sans avoir eu d’enfants.
L’existence de David Bensard alias Karl Müller s’achèvera en 1994 dans la folie et la solitude peu après qu’il eût marmonné une ultime fois à une terrasse de café, des mots qu’il se répétait à lui-même[6], tout en griffonnant au creux de sa main avec son index pointé, des symboles connus de lui seul. Le mystère d’un homme.
Peut-être, qui sait, le calcul de l’addition de 3518 vies humaines qu’il avait confisquées.
[4] Ce grade pourrait être traduit en français par « SS -Chef de tempête contre la foule »
[5] Toute ressemblance avec une ou des personnes ayant réellement existé serait fortuite et involontaire de la part de l’auteur de ces lignes qui sont intentionnellement fictionnelles.
[6] Voir plus haut page 6